Le Destin Perdu du Bois Azuré

Le Destin Perdu du Bois Azuré
TOME I • La tempête des cœurs gelés





Première partie : Prophétie oubliée
Prologue : Première rafale


Patte de Surprise s’avance d’un air épuisé. Ses pattes molles traînent. Elle ne peut plus avancer. La poudreuse s’est transformée en un déluge enneigé terrifiant. Ses moustaches ont pris un aspect étincelant, plus solide, de couleur blanche et dégradée de bleu clair. Le givre recouvre sa fourrure entière. Patte de Surprise s’écroule. Elle n’y arrivera jamais. Ses paupières s’alourdissent. Elle voit flou, tant la glace a recouvert ses cils d’un noir de jais. Où est Fleur de Bleuet ? Où est-elle ? Sa maman a disparu. Le camp est recouvert d’un si grand tas de neige que tous ont dû partir. Mais ils l’ont oubliée. Elle est seule, sans défense. Patte de Surprise réussit à penser quelque secondes, à se dire « Relève-toi, cherche ta maman, imbécile ! » avant de sombrer dans un sommeil profond.
Au loin, Fleur de Bleuet tremble, cachée au cœur d’un buisson. Elle frissonne. De froid ou d’inquiétude ? Elle ne saurait le dire. Sa fille, son unique fille, n’est pas au camp. Étoile d’If, se rendant compte de son oubli, avait dépêché deux patrouilles à la poursuite de Patte de Surprise. Les patrouilles fouillèrent le camp. Personne. Alors, Fleur de Bleuet attend. Elle espère que sa fille est hors de danger, dans la tiède pouponnière peut-être, même si on ne l’a pas vue à l’intérieur. Elle tremblote de plus en plus. Tournesol arrive, ses quatre pattes la faisant marcher à un rythme régulier :
« Tu vas bien ? Tu as froid, peut-être, s’inquiète-t-elle. Et puis, tu me fais peur, à frissonner comme ça !
- Je vais bien. J’ai tellement peur pour ma fille. Elle était si jeune…je me fais vieille, Tournesol. C’était certainement ma dernière portée. Je n’ai pas eu de chance en tant que mère ! Trois portées, seuls deux petits vécurent quelques mois avant d’être tués par quelqu’un ou quelque chose. C’est mon dernier espoir de voir ma génération continuer, soupira Fleur de Bleuet. Et le dernier espoir que, de là où il est, son père soit heureux d’avoir un chaton qui vit longtemps !
- Oui…elle est certainement aux abords du camp. Envoie une autre patrouille, Fleur de Bleuet ! »
Alors, Fleur de Bleuet se dépêche. Elle se lève, reprise d’une énergie qui réchauffe tout son être. Elle court. De plus en plus vite. Elle dérape sur la glace, s’arrête juste devant l’abri du meneur et entre sans plus de politesse. Elle crie, hors d’elle et terrorisée à la fois :
« Meneur ! Étoile d’If ! Retrouve ma fille ; mon unique petite chérie ! Je t’en supplie ! Envoie une patrouille d’éclaireurs. Qui ont tous leur sens, soupire-t-elle nostalgiquement.
- D’accord, calme-toi ! Plume Zébrée, Pelage Poudré, Griffe d’Océan, Œil de Rubis et Feuille de Feu, allez aux pourtours du camp, à l’intérieur et cherchez la piste de Patte de Surprise. Ramenez-la, je vous en conjure ! Un si jeune chaton ne doit pas mourir ainsi, ordonne Étoile d’If. »
Ils courent à toute allure. Griffe d’Océan, en tête, galope comme la tempête qui les assaille sans relâche. La morsure du froid ne lui fait pas peur. Si le gel mord vraiment, il est peut-être couvert de blessures, mais peu importe. Sa seule pensée du moment est de sauver Patte de Surprise. Ordre du chef. On obéit. C’est tout. Il longe la barrière de houx. Griffe d’Océan hume l’air et des flocons s’écrasent sur son front tiède. Il devient gelé d’un coup. Mais Griffe d’Océan s’en moque. La neige le provoque, certes, mais il est concentré sur autre chose. Son museau bouge sans arrêt et ses moustaches frétillent. Il a trouvé une piste. Il la remonte comme un sentier. Elle s’arrête d’un coup et il bute contre un obstacle chaud. Il lève les yeux. Un petit corps blanc aux oreilles noires se dresse devant lui. Patte de Surprise ! Il penche l’oreille. Un souffle rauque. Une respiration irrégulière. La petite faiblit peu à peu. Alors, il l’attrape par la peau du cou et la fait gigoter en tous sens pour tenter de la réchauffer. Il se met à foncer, foncer. Juste un cri de sa part, et tous se rapatrient vers le meneur de l’expédition. Il trébuche sur une racine, se relève en poussant un cri de douleur. Sa patte se tord dans un angle étrange. Tant pis. Griffe d’Océan boitille sur ses pattes valides. Étoile d’If accourt, le regarde, remarque la patte. Ses yeux brillent d’inquiétude. Il lui fait un signe de tête, et d’un battement de la queue, lui indique l’abri de la guérisseuse Plume de Perle. Alors, Griffe d’Océan lâche délicatement le petit tas aux pattes d’Étoile d’If. Le paquet remue l’espace d’un instant. Un court instant. Un petit cri, de douleur, de faim, de soif peut-être. Et plus rien.
Fleur de Bleuet s’approche, l’air de rien, puis se met à feuler. Ses poils s’hérissent. Elle fait même reculer le meneur. Elle observe sa fille affaiblie. Elle la prend doucement entre ses crocs, fait marche arrière et se cache derrière un genévrier. Elle pose sa patte sur la poitrine de la petite. On entend à peine un soupir, puis une toux grasse. Patte de Surprise entrouvre des yeux révulsés. Tout est flou. Elle voit juste, à peu près net, le visage de sa maman qui la regarde d’un air bienveillant. Elle a un haut-le-cœur. Elle n’en peut plus. Alors, elle tourne la tête et rejette le peu de nourriture qu’elle avait trouvé dans le camp et qui n’était pas enseveli dans la neige. Et elle referme les yeux. Sa mère ne s’étonne pas. La flaque n’est pas belle à voir. Ça ne sent pas bon. Fleur de Bleuet déplace sa fille dans un autre buisson si chaud qu’il y fait bon malgré le terrible déluge de flocons de taille imposante. Elle pousse un miaulement :
« Plume de Perle ! Je t’en prie ! Viens vite !
- J’arrive, j’arrive ! Un peu de patience, grogne une voix claire comme de l’eau pure. Un peu de toiles d’araignées, de la prêle, quatre graines de pavot et c’est bon. Hop ! On tourne…
- CCCCRACK ! Murraou ! Ma patte ! J’ai m…crie le malheureux Griffe d’Océan avant de se rendormir sous l’effet du puissant somnifère que sont les graines de pavot.
- Dépêche-toi, Plume de Perle, gronde Fleur de Bleuet d’un air accablé.
-Oui, oui, c’est bon ! Je viens, feule la guérisseuse. »
Elle applique beaucoup de plantes étranges, aux noms tous aussi bizarres, qui sentent le piquant, ont une odeur aigre ou le parfum le plus doux qu’on puisse imaginer. La respiration de Patte de Surprise s’apaise. Elle se sent bien. Elle se croit dans un cocon fait de nuages cotonneux. Elle pousse un petit soupir de soulagement. Quand soudain, un hurlement effroyable, à faire trembler les guerriers, se fait entendre à côté d’elle. Elle se sent prise entre des griffes acérées. Mais ses paupières sont encore trop lourdes. Elle n’entend plus rien. Elle ne sait plus rien. Vide. Grand vide.

Chapitre I : Révélations

Patte de Surprise est emportée quelque part. Elle ouvre les yeux. La neige a enseveli chaque fougère comme une simple brindille. Une odeur répugnante la surprend. Un mâle, un grand mâle, dont les yeux étincèlent d’une grande douleur, s’évertue à courir aussi vite que possible. C’est Griffe d’Océan et il la tient solidement. Derrière lui, Œil de Rubis, Plume Zébrée, Pelage Poudré, Feuille de Feu, Plume de Perle, Tournesol dont, étrangement, les flancs saignent, Bois de Cerf, Fleur de Rose, Nuage d’Aube, Nuage de Crépuscule, Nuage d’Écume, Nuage de Soleil, Croc de Loup et Éclat d’Argent. Fleur de Rose tient son fils, Petite Vague, par la peau du cou. Tournesol porte la sœur de Patte de Surprise, Patte d’Écho, son frère, Petit Roc et ses deux chatons à elle, Petite Nuit ainsi que Patte de Lumière, tout cela sur son dos, entre ses crocs et sous son menton. Mais pas sa mère, ni Étoile d’If. Elle miaule, désespérée :
« Maman ! Où est ma maman ?
- Elle…je t’expliquerai, chuchote Griffe d’Océan. »
Et ils continuent de courir pour aller…elle ne sait où. La puanteur la prend à la gorge. Pourquoi ? Griffe d’Océan est blessé. Une grande ligne ensanglantée provenant d’une de ses épaules se forme le long du sentier. Ils ne s’arrêtent pas. Pendant ce qui lui paraît être une lune, les guerriers avancent dans la neige tourbillonnante. Enfin, ils ralentissent. Un énorme arbuste les bloque. Les chats se faufilent dessous, griffent les branches pour les arracher et se frayent un chemin au cœur du buisson. Alors, Griffe d’Océan plie son cou, s’accroupit et murmure à Patte de Surprise :
« Ta…ta maman est partie dans le ciel, ma petite.
- Quoi !? Quoi !? Dans les étoiles ? Je ne la reverrai plus jamais…pourquoi elle est partie ? Qui l’a fait s’en aller ? Je veux maman, sanglote Patte de Surprise.
- C’est un grand matou marron comme les noisettes dans les arbres, avec des taches noires comme des nuages d’orages. Il a attrapé ta maman et l’a griffé très fort. Étoile d’If est resté là-bas pour la défendre, mais je m’inquiète, il n’a plus beaucoup de vies…deux, je crois…ou moins, explique-t-il. »
Griffe d’Océan sursaute, gémit, crie puis hurle d’un coup sec, les yeux agrandis par une terrible frayeur. On entend à peine ce qu’il dit tant il fait de bruit :
« Étoile…If ! Il…une vie ! Il…mourir…pas de…tenant !...Terrible…que…faire…lui ?
- Ça veut dire quoi ? Hein, Griffe d’Océan, questionne la petite d’un air malheureux.
- Étoile d’If ! Il n’a qu’une vie ! Il va mourir et il n’y a plus de lieutenant…c’est terrible, que faire sans lui ? Je…je n’y crois pas, répète-t-il, les yeux terrifiés.
- Ben…on pourrait peut-être décider nous-mêmes, propose Patte de Surprise, en pleurant. Tu pourrais être chef ! »
Griffe d’Océan la regarde d’un air perplexe. Lui ? Il faudrait voir avec les autres. Patte de Surprise l’observe malgré les larmes qui coulent le long de son museau. Elle remarque un éclair de douleur qui traverse son regard. Elle lui ordonne d’un ton sans réplique malgré sa petite taille d’aller voir Plume de Perle immédiatement, et le vétéran est si fatigué qu’il accepte sans tarder. Elle crie alors, la voix rauque de tristesse :
« Venez tous ! Venez ! J’ai besoin de gentils guerriers ! Il faudra quatre guerriers, décide-t-elle en regardant les membres de son Clan. Pelage Poudré, Œil de Rubis, Feuille de Feu et Plume Zébrée, allez voir le buisson ou…ou…
- D’accord ! On y va, crient en chœur les élus. »
Quelques minutes plus tard, ils reviennent en traînant deux corps dont les queues traînent par terre et laissent des sillons dans la neige. Griffe d’Océan sort de l’abri du guérisseur, ouvre la bouche puis la referme d’un air affolé. Étoile d’If gît à côté de Fleur de Bleuet. Sa mâchoire est tordue dans un rictus de haine, et Fleur de Bleuet a encore les poils hérissés, montrant les dents. Mais ils ne voient que le vide sans rien voir et le ciel nuageux parut menaçant malgré l’habitude de la neige dans leur clan. La petite Patte de Surprise court et baisse la queue. Elle s’écroule à côté de sa mère et se frotte contre elle. Elle touche du museau sa fourrure froide et dégoulinante de sang. Adieu, maman. Je serais forte, pour toi, pour papa et pour tout le monde ! Je te le promets ! Moi je vivrai, je deviendrais la meilleure apprentie du monde, pensa-t-elle avec fougue. Elle ne pleure même pas. Elle a fait son cota de larmes, de colère et de peur. Plusieurs personnes, dont son oncle Pelage Poudré, viennent se coucher près de la défunte Fleur de Bleuet. Pelage Poudré lui caresse le flanc de la queue, murmure quelques mots inaudibles puis s’en va s’adresser au meneur mort pour sauver la mère de Patte de Surprise. Soudain, un cri de terreur retentit. Un mâle, brun jusqu’au bout de la queue, tacheté de noir tel un léopard, vient de faire son apparition. Il ricane en dévoilant des crocs à l’aspect brillant. Plusieurs étaient d’un gris étincelant. De l’acier ! se dit, affolée, Patte de Surprise. Les griffes du matou sont elles aussi composées de métal. Les chats du clan poussent des cris horrifiés. Elle, elle sort ses minuscules griffes. Elle est enragée. C’est lui. Le tueur en série. L’étranger. Plusieurs matous, dont Griffe d’Océan, se jettent sur l’assassin. Tandis que l’inconnu se débat, elle se glisse sous ses pattes griffues et entreprend d’arracher les terribles armes. Elle réussit à en arracher plus de la moitié. L’étranger hurle de douleur, baisse les yeux vers elle, sort une griffe de fer et l’attrape par la peau du cou. La pointe de la griffe la blesse. Il s’apprête à la lacérer jusqu’à ce qu’elle meure, mais de ses crocs pointus, elle le mord jusqu’au sang. Elle est joyeuse de l’entendre crier. Elle sent d’abord les poils, puis la chair, et même l’os. Avec un ricanement qui ne lui appartient pas, elle continue. Le tueur souffre le martyre, et il lui supplie d’arrêter. Patte de Surprise penche la tête, la hoche, puis fait signe aux guerriers de son clan d’un battement de la queue. Alors, ils bondissent, et bientôt, tout ce qu’il reste de l’inconnu, c’est un cadavre aveuglé par une vague noire et terrifiante. Ses moustaches frétillent de bonheur. Vengeance ! Vengeance ! Maman, tu es en paix maintenant ? Il est mort ! pensa-telle. Puis elle s’horrifie. Ce n’était pas elle. C’était quelqu’un d’autre. Oui, quelqu’un d’autre. Pelage Poudré s’approche d’un air incrédule :
« Tu es très forte pour ton âge ! Ah, en même temps, tu as six lunes demain…
- Mais…murmure, gênée, Patte de Surprise, il n’y a plus de chef. Le dernier lieutenant est mort et on n’a pas pu le remplacer…comment je vais faire !?
- Ne t’en fais pas, tente de la rassurer son oncle. On va l’élire et le Tunnel du Soleil est juste sous nous, tu entends la Rivière de Lumière qui gronde ?
- Oui, s’exclame la petite en entendant un bruit de torrent qui clapote. Euh…euh…guerriers du Clan, v…venez, hèle-t-elle timidement.
- Quoi ? questionnent en chœur les membres du clan.
- Nous allons élire le prochain chef. Je commence. À toi, Œil de Rubis, annonce l’oncle de Patte de Surprise.
- Euh…toi, Pelage Poudré.
-…Merci, Œil de Rubis, murmure-t-il à l’intention de la guerrière rousse.
- Ensuite, Plume Zébrée…»
Enfin, quand ils ont terminé, tout le monde se rend à l’évidence : égalité entre Griffe d’Océan et Pelage Poudré, avec sept votes pour chacun ! Mais Patte de Surprise crie :
« Et moi ? Je n’ai pas voté…
- Oh, bien sûr ! Vote, bredouillent, mal à l’aise, les guerriers, en se rendant compte de l’oubli.
- Je vote pour….Pelage Poudré, non pas parce que c’est mon oncle, mais je l’ai vu faire. Loyal, toujours en train d’aider les autres, il se force à chasser jusqu’à l’épuisement et tente de rassurer les inquiets. Toujours là pour nous. Il nous aide, répare, chasse, combat, entraîne, tout ça à la fois. Alors…je vote pour lui, et désolée, Griffe d’Océan, même si toi aussi aurais pu l’être, annonce-t-elle, d’un ton sans appel.
- Je comprends, chuchote avec une pointe de regret, Griffe d’Océan. »
Alors, tous se mettent à acclamer le nouveau chef : « Étoile Poudrée ! Étoile Poudrée ! Rends-toi au Cristal de Lune ! Et tu auras neuf vies ! » puis Pelage Poudré fait volte-face en demandant deux apprentis prochainement guerriers et Griffe d’Océan. Dans quelques heures, il reviendra…